Le visage grave, Jean Woulabonn observe ses tomates, s’arrêtant sur la pourriture qui les ronge. Le chef de culture parle d’« hécatombe » et rappelle qu’en sept années de gestion de l’exploitation, il n’a jamais dû faire face à une telle perte.
A ses côtés, Dorcas Ther Andjick, l’épouse du propriétaire de cette plantation de six hectares à Nyokon II, un village du centre du Cameroun, chiffre le désastre : plus de 8 millions de francs CFA (plus 12 200 euros) investis, plus de 7 millions de francs CFA de dettes, des arriérés de salaires pour la dizaine de travailleurs, une récolte « foutue »… « Au début, on vendait à perte. On a préféré laisser les fruits pourrir au champ, résume-t-elle. Et tout ça à cause du coronavirus… »
Après que le Cameroun eut déclaré son premier malade atteint du Covid-19, le 6 mars (depuis, le pays a officiellement enregistré plus de 19 000 cas, dont 411 décès), les autorités ont fermé les frontières terrestres, maritimes et aériennes. A l’époque, pensant que la pandémie ne serait que passagère, les producteurs de tomates, déjà engagés dans les semis, n’ont pas changé leurs plans.
Plus de 329 000 petits planteurs, majoritairement dans les régions de l’Ouest (62 %), du Centre (28 %) et du Nord-Ouest (7 %), vivent de cette culture qui fournit 1,65 million d’emplois, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Depuis quelques années, c’est devenu ce qu’Alain Kantar, un jeune producteur de Nyokon II, a rebaptisé « l’or rouge ». « Quand tu investis 1,5 million de francs CFA, tu peux faire un bénéfice annuel de près de 1 million », assure-t-il. Une dizaine d’autres producteurs interrogés par Le Monde Afrique confirment que la tomate est « extrêmement rentable ». Ou plutôt l’était.
L’offre a dépassé la demande
La pandémie a rendu difficiles les échanges commerciaux avec les pays de la sous-région. Le Gabon et la Guinée équatoriale, qui comptent parmi les clients importants, ont considérablement ralenti les transactions. Et la fermeture des frontières avec le Nigeria a interrompu les achats issus de ce pays, principal acheteur. Même si bien avant l’apparition du coronavirus, le conflit en cours dans les deux régions anglophones du Cameroun, frontalières du Nigeria, avait déjà durement affecté les échanges.
« Depuis la crise anglophone, les transporteurs sont attaqués et pris en otages. Avec le Covid-19, la quantité qui transitait encore par là reste au pays. Cet excédent est reversé sur le marché local, ce qui rend l’offre plus importante que la demande et a fait cruellement chuter les prix », souligne Georges Alain Lietbouo, le président de l’association Un diplômé, un champ, qui a rencontré avec son équipe environ 500 producteurs de tomates « désemparés », « à l’agonie », « abandonnés » dans le département du Noun (ouest).
Même si la tomate est devenue le fruit le plus consommé par les Camerounais, la production moyenne, estimée à 889 800 tonnes par an, inonde désormais les marchés, où les cageots ont vu leur cours tomber à 1 000 ou 2 000 francs CFA, voire moins. Soit un prix deux à dix fois inférieur aux années précédentes.
Les conséquences sont catastrophiques pour les producteurs qui n’ont pu récupérer leurs investissements. D’après l’association Un diplômé, un champ, au moins trois d’entre eux ont mis fin à leurs jours, « ruinés », « endettés », « harcelés par leurs créanciers ». Craignant de faire de la prison faute de pouvoir rembourser leurs dettes, d’autres ont abandonné leur champ et fui leur village.
« Toute la chaîne économique est atteinte »
A Nyokon II, bourgade de près de 2 000 habitants, presque tout le monde avait massivement investi dans « l’or rouge » au vu des gains générés les années antérieures. Les planteurs de maïs ou d’arachides s’étaient reconvertis, les cultivateurs déjà engagés avaient augmenté leur surface cultivable, les fonctionnaires et responsables d’associations (tontines) avaient accordé plus de prêts et les vendeurs de produits phytosanitaires et intrants avaient doublé voire triplé leurs ventes…
Un cercle vertueux s’était installé. D’après Bruno Belombo, chef de Nyoko II, cette culture avait « énormément » développé le village. Des boutiques et de belles maisons en dur avaient été construites, des jeunes avaient acheté des motos pour faciliter le transport durant les récoltes, les mariages à la mairie s’étaient multipliés… avant que le coronavirus ne « stoppe tout ».
Chaque jour, M. Belombo dit recevoir une dizaine de plaintes d’habitants réclamant leur argent. Lui-même a accordé 2,8 millions de francs CFA de prêts aux producteurs. « Certains ont fui. D’autres ont choisi de ne pas récolter à perte et de laisser tout pourrir sur pied. Ils n’ont pas d’argent. Tout le village est affecté. Toute la chaîne économique est atteinte », déplore le chef. D’autant qu’avec la pandémie, les jeunes qui travaillaient en ville ont aussi perdu leur emploi.
D’après le Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam), entre avril et juin la proportion d’entreprises affectées par le Covid-19 s’est accrue, passant de 92,5 % à 96,6 %. L’organisation patronale note que la situation de l’emploi « se dégrade de manière continue ». Plus de 53 300 salariés sont déjà au chômage technique (soit 13,6 % des employés permanents des entreprises modernes) et 13 834 ont été licenciés. Face à cette situation, le gouvernement a annoncé une série de mesures, jugées peu satisfaisantes par la majorité des chefs d’entreprise, selon le Gicam.
Un plan de relance de la filière
Devant la médiatisation de la détresse des producteurs de tomates, les autorités ont annoncé en juillet un plan de relance de la filière, accompagné d’un appui (intrants, matériels agricoles…) de 2 milliards de francs CFA. Un plan « plus politique que pratique », pour Georges Alain Lietbouo, car « aucun travail de terrain n’a été mené ». Pour le président d’Un diplômé, un champ, l’Etat doit mettre sur pied une aide d’urgence incluant un soutien psychologique, un processus de remboursement de dettes et le gel des intérêts. A moyen et long termes, le gouvernement devrait selon lui restructurer la filière et créer ou faciliter la création d’unités de transformation et de conservation au Cameroun.
En attendant, à Nyokon II, assis sous un petit hangar ouvert aux quatre vents au bord de la chaussée, cinq producteurs égrènent leurs malheurs. Joseph Mouatang a investi 13 millions de francs CFA et n’a même pas pu en récupérer 2. Fabrice Nitchomo, la vingtaine, « colonne vertébrale » de sa famille, a misé toutes ses économies, soit près de 1 million de francs CFA, et ne sait « par quel miracle » il parviendra encore à s’occuper de ses quatre frères.
Ngagni Bille se soucie des « aînés » qui ne sortent plus de chez eux ou de ceux qui marchent « en parlant seuls comme des fous ». Régine Bissick, elle, ne dit rien et tient difficilement debout. Lorsqu’elle a vu ses 2 000 cageots de tomates pourrir sous ses yeux, elle s’est évanouie et a été hospitalisée pendant sept jours.